Dans sa description de la technique de Lorenzo, Vasari5 apprécie la finesse et la finesse impeccable des surfaces, mais il ne cache pas une certaine intolérance pour la lenteur et l'agitation du peintre, et pour sa spécialité : je me souviens que Lorenzo ne travaillait que comme dessinateur et comme peintre sur bois, préférant la petite dimension. Mais il va sans dire que Vasari se sentait loin d'une sorte de meditas crediana, ou plutôt d'une orientation qui avait tendance à choisir la modération et la sobriété, par rapport aux complications et aux excès. Ce n'est pas un hasard s'il a choisi de décorer la chambre de la Vierge avec de petites bouquets de fleurs placés dans un verre de fabrication rustique, jetant des récipients élaborés : le seul vase d'une certaine valeur réalisé par Lorenzo (Madonna di Magonza), évoque, sans l'imiter, la splendide cruche de Leonardo (Madonnadel garofano, Monaco), dont la forme est sophistiquée mais aussi le choix des fleurs qui constituent le bouquet.
Enfin, j'en viens à l'élément inhabituel qui caractérise de manière décisive le tour de New York : deux chênes, l'un intact et l'autre coupé à courte distance du sol, que Lorenzo place près de la Madone, à gauche et à droite d'elle, à différentes profondeurs et dans des espaces réservés appropriés ; deux chênes qui ne se reflètent pas dans le catalogue dense des tableaux de l'artiste. Dans les paysages introduits dans les portraits et dans les œuvres de sujets sacrés et de plantations traditionnelles (Madones, Adorations) Lorenzo propose en effet des formes arboricoles tendant à être uniformes, des arbres et des buissons au feuillage élargi, où le feuillage varie par rapport à la lumière, oscillant du vert foncé au doré, mais pas dans le type qui fait référence de manière classique au paysage toscan : agrumes, myrtes, lauriers des jardins (en référence au vert symbolique du quartier des Medicis), hêtres, peupliers
Jusqu'à aujourd'hui, il n'existait qu'un seul tableau autographe de Lorenzo dont la végétation était spécifiquement caractérisée, et pour cause : le Portrait d'une femme en noir (New York, Metropolitan Museum), dont le nom est évoqué explicitement par la présence, au fond, de quelques têtes de genévrier : une inscription au revers (personnages du XVe siècle) témoigne de l'identité de l'effigie, "Ginevra d'Amerigo Benci "7. Et je ne vois pas pourquoi nous devrions considérer cette indication comme fausse, tout à fait cohérente avec ce que nous savons de l'intrigue qui lie les noms de Verrocchio, Leonardo et Lorenzo di Credi entre eux et avec les membres de la famille Benci, en particulier Giovanni et Ginevra8, ce dernier, reconnu dans l'exigeant Portrait de Leonardo (Washington, National Gallery of Art) et dans le Dama col mazzolino (Museo del Bargello) qui rappelle le verroco.
La pièce ronde qui est réapparue des collections privées américaines semble aujourd'hui devoir être placée à côté du Portrait de la femme en noir comme une œuvre contenant un élément végétal qui fait allusion au nom d'un client. Le chêne avec le tronc coupé, d'où émerge cependant un jeune arbre luxuriant, est en fait l'emblème reconnu d'un membre de la famille des banquiers marchands florentins résidant à Bruges, la famille Portinari, à savoir Benedetto, fils de Pigello (directeur de la branche de Milan de la famille Medici) et neveu de Tommaso, qui a commandé le monumental Triptyque gothique 9. Benoît lui-même est représenté dans l'un des trois panneaux qui constituaient un triptyque mineur de Hans Memling, aujourd'hui partagé entre les Offices et la Gemäldegalerie de Berlin10, et le panneau avec l'image du patron, daté au premier plan de 1487, conserve au revers une magnifique image du tronc en chêne de Portinari, sur lequel sont articulés les élégants rouleaux d'un phylactère qui porte la devise personnelle de Benoît, " de bono in melius ".
Dans la ronde new-yorkaise, l'attention est attirée sur le tronc emblématique coupé et le chêne intact, dont la présence est probablement due à la nécessité de mieux reconnaître l'identité de l'autre : la définition des tiges noueuses et des grandes feuilles dorées se détache sur les tons bruns du sol et le gris bleuté du paysage, témoignant du style le plus élevé du peintre et la concentration qui se manifeste dans les grappes de fleurs sans prétention placées près des Madonnas. Tout cela pourrait donc justifier l'absence de définition du milieu environnant : une manière de mettre en valeur les chênes et de lier la dévotion à la Vierge à une demande de protection pour le client et sa famille, visualisée à travers l'emblème et le jeune arbre.
- Pour compléter l'intrigue des informations recueillies ici, il faut rappeler que Benoît était bien connu de Léonard de Vinci, patron de Lorenzo di Credi au Verrocchio : dans un mémorandum du Codex Atlanticus, daté de 1489, le Vinci, qui s'était désormais installé à Milan, le mentionne comme une personne à qui il aurait dû s'adresser pour s'informer sur les patins à glace des Pays-Bas.
Et enfin, une dernière considération. Le triptyque de Benedetto Portinari, bien qu'exécuté par Memling en Flandre, dut bientôt retourner à Florence, car au début du XVIe siècle, il se trouvait à la Spedale di Santa Maria Nuova, une institution très importante dans la vie de la ville, fondée à la fin du XIIIe siècle par un Portinari12. Il est possible que la commande du tondo à Lorenzo ait été motivée, d'une certaine manière, par un lien avec Santa Maria Nuova : en effet, en 1486, il séjourna comme locataire dans une chambre appartenant à l'hôpital ; et c'est toujours à l'hôpital que l'artiste de plus de soixante-dix ans " s'engage " en 1531, reniant ses biens contre une modeste rente. Là-bas, le peintre meurt cinq ans plus tard.
Un ensemble de données qui confirme la datation du rond-point de Portinari à la fin des années 80, lorsque Benedetto, un peu plus de vingt ans mais déjà bien inséré dans le monde des affaires qui a eu lieu le long du circuit Italie-France-Flandre13, probablement arrêté à Florence, après avoir quitté Milan et avant de passer à Bruges.